En exclusivité, découvrez
le premier chapitre
de mon nouveau roman !
Chapitre 1
Je m’appelle Charles, j’ai trente-neuf ans.
Je suis ce que certains aiment à qualifier de cynique. Un
personnage outrecuidant, ostentatoire, qui fait semblant de sourire au monde,
surtout aux femmes, qui a la débauche facile et le travail exigeant. J’avance
ainsi dans la vie, sans encombre, avec le désavantage de ceux qui ont une belle
gueule, un charisme claquant et un humour acerbe. Je suis donc aux yeux de tous
ce cynique mondain qui a réussi.
En réalité, je suis tout simplement un sale type.
Un sale type brinquebalant, qui ne profite jamais de rien à
cause de cette pathologie nauséabonde qui consiste à penser qu’ailleurs, c’est forcément mieux.
Un mec qui ne vit pas parce qu’il attend quelque chose qui
ne vient pas sans même savoir ce que c’est.
Un sinistre individu qui écrase les gens de ses lourdes
convictions, de cette détestable — et pourtant admirable — assurance, de son
désir obsessionnel de rentabilité et de son manque viscéral de disponibilité.
Un personnage égocentrique qui n’éprouve de réelle affection
que pour la pierre tombale de sa mère.
Un pauvre drille qui aime gagner et amasser de l’argent mais
que tout l’or du monde ne parviendrait pas à rendre heureux.
Un sale con en somme mais un con lucide.
Il est sept heures vingt-quatre et je n’ai pas encore fermé
l’œil. Déjà les tramways sont bondés, et les trottoirs fourmillent. Il bruine.
J’ai froid.
J’observe tous ces gens aux vies normales qui se rendent à
leur travail. Je les envie. Eux, ils ont dormi. Ils ont certainement embrassé
leur femme et leurs enfants dans un A ce
soir… après un petit-déjeuner sur fond des nouvelles du jour. Eux, ils ont,
je m’imagine, la conscience tranquille.
J’ai menti.
Une fois de plus, j’ai menti. Comme je fais toujours, à tout
le monde. J’ai prétexté un repérage sur le bassin, une scène de pêche nocturne pour
un film commandé par la fédération française des marins pêcheurs. Un alibi
parfait pour disparaître une nuit entière. Et j’ai disparu.
Je remonte les allées de Tourny sous un crachin de fin
d’hiver. Je ne me sens ni libre, ni effervescent. Je devrais mais ce n’est pas
le cas. Toutes les échappées, les plus grandioses soient-elles, ne m’offriront
jamais ces sensations. J’aurais dû intégrer cette vérité depuis le temps mais,
comme un môme naïf à l’espoir inentamé, je ne m’y résous pas. Je continue à
espérer qu’un jour… Au détour d’une rencontre, d’un drap froissé, d’une
chevelure enjôleuse…
Qu’est-ce que je cherche au juste ? Si seulement, je le
savais.
Le sourire de ma mère peut-être. L’essence de ce sourire, plutôt.
Ou sa force ? Son énergie foudroyante ? Le sentiment d’être à nouveau
ce petit garçon entraîné dans sa lumière, intensément heureux et résolument
confiant ? Peut-être… Je n’en suis même pas certain.
C’est ce qui est usant avec moi ; je ne suis jamais
certain de rien. Je remets toujours tout en cause, tout le temps. Je veux être
ici et ailleurs en même temps. Je ne suis jamais bien nulle part. Ni dans le
passé, ni dans le présent et incapable de la moindre projection. Les souvenirs ne
m’intéressent guère et les gens pas davantage.
Ce que j’aime, c’est imaginer. Imaginer ce qui se passe
derrière les vitres éclairées des immeubles la nuit. Ce que se disent ces deux
amoureux qui murmurent front contre front. L’histoire qui se cache dans les
rides creusées de ce vieil homme à la silhouette courbée et à la démarche
incertaine. Ce que pense cette maman à la peau sombre, sa progéniture nouée sur
le dos. Avec qui vit ce chien roux qui renifle arbre après arbre à la recherche
d’une animalité perdue ?
Tu as l’imagination pandémique,
mon Charles ! ne cessait de me
flatter ma mère, car pour elle, il s’agissait bien là d’une qualité. Ma
propension à la rêvasserie était à ses yeux ce qui allait me permettre de
contrer la noirceur de notre monde et me donner les moyens de faire de la vie
une fête. Telle était sa philosophie. Que je fis aussi mienne. Je le revois son
enthousiasme sautillant lorsque je lui annonçai mon désir de faire du cinéma.
Elle m’imaginait déjà en quatre par trois encollé sur tous les murs du métro
parisien. Maman et ses idées de grandeur… Son sens démesuré du réalisable et de
tous ses possibles. Elle eut la délicatesse de ne pas montrer sa déception
lorsque j’expliquai que je ne voulais aucunement être acteur. Moi ce que je
voulais, c’était raconter des histoires. Les inventer, les mettre en scène, les
filmer, les assembler et les diffuser. Tout comme elle. Je voulais partager le
précieux cadeau qu’elle m’avait fait depuis ma naissance : offrir du rêve
et distribuer de la magie à tout va. Existait-il une meilleure manière de le
faire que de réaliser des films ?
Fraîchement bachelier, je m’étais alors inscrit en licence de
cinéma à Diderot. Chaque soir, tandis que je lui exposais les matières étudiées
et les projets à mener, je pouvais lire dans ses grands yeux verts son
incommensurable fierté. A la fin de la première année de Fac, le nouvel ami
bordelais que je m’y étais fait me proposa un job d’été dans la boîte de son
oncle, régisseur évènementiel. Je découvris Bordeaux cet été-là et tombai sous
son charme.
Ce même été, le cœur de ma mère cessa soudainement de battre.
L’univers sans elle replongea instantanément dans l’obscurité et moi avec. J’abandonnai
alors mon rêve de conteur de belles histoires, me contentant dorénavant de
servir ceux qui garderaient l’espoir de réaliser les leurs.
Je ne remis jamais
les pieds à Paris.
Telle est depuis ma vie : un équilibre épineux entre
l’image que je renvoie au monde et l’homme que je suis.
Ces petits matins-là, je donnerais cher pour m’extirper de cette
peau qui me dégoûte et qui est malheureusement la mienne.
Médiocre, je me sens médiocre. Mauvais, serait le mot exact.
J’aimerais être un autre. Quelqu’un de plus simple, de moins insatisfait. Cette
insatisfaction omniprésente, je me la trimbale depuis cette sinistre saison. Elle
me colle à l’âme telle une malédiction.
Un goût amer envahit ma gorge et déclenche une irrésistible
envie de chialer. Il me faut un café. Un expresso bien serré. Debout au comptoir,
à l’italienne. Avec ma gueule des mauvais jours et ma Tag Heuer au poignet — un
cadeau de Chiara pour mes trente-cinq ans — le modèle Monaco, celle de Steve
McQueen. Certainement pas par hasard. Séducteur, addictif, collectionneur, paranoïaque…
Je me trouve presque aussi pathétique que lui en ce jeudi de mars.
Chiara, la femme avec qui je partage mon lieu de vie depuis douze
années.
Nous occupons le quatrième étage d’un bel immeuble classique
de la rue de la Course. Les fenêtres du salon donnent sur le Jardin Public,
celles de notre chambre sur les toits de la ville. Cette majestueuse ville aux
pierres blondes, Bordeaux, ma citadelle. Ma belle hautaine au passé sans
complexe, au présent étincelant et à l’avenir prometteur. Mon opposé. Ma
précieuse girondine convoitée par la planète entière. Mon île au trésor, aussi
mystérieuse que fantastique. Tantôt bohème aux allures de grande dame tantôt
truculente aux charmes impertinents. Ma complice. Le témoin de mes égarements,
de mes mensonges et de mes frasques.
Chiara. Rencontrée à l’hôtel de ville, pour une autorisation.
La charmante Chiara responsable de la culture et du patrimoine. Ce joli minois aux tâches de rousseur et aux
fossettes angéliques. L’incarnation de la douceur et de la patience. D’une
générosité humaine déconcertante. Chiara, qui m’a moins ennuyé que les autres. Qui
a fait moins de bruit. Qui a pris moins de place. Qui n’a pas réclamé d’enfant.
Celle donc auprès de qui je suis resté.
Et celle à qui je mens
depuis douze ans.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire