Ailleurs, c’est forcément mieux
Chapitre 7 : La mélancolie
"C’était
au mois de mai. Sa saison préférée. Elle était si belle dans sa robe à
coquelicots flamboyants. Elle était si belle, tout simplement.
Les
jours de grande fatigue, je peux encore entendre son rire. Il vient me
bercer avec cruauté. Il flotte tout autour de moi et son parfum me
revient. Un parfum de fleurs orientales, de poivre et de bergamote
entremêlés. Précis et structuré à la surprenante désinvolture, tout
comme elle.
Je
la revois ce dimanche-là, sur les berges de la Seine. Elle irradiait
plus encore que le soleil. Elle fredonnait cet air qu’elle aimait tant
et qui m’oblige encore aujourd’hui à changer de station lorsqu’il passe
sur les ondes. Le souvenir d’un bonheur parfait, total et perdu est si
douloureux qu’il est préférable de l’anéantir jusqu’à le faire
disparaître.
Les
jours de grande colère, sa longue main vient même se glisser dans la
mienne. Je peux ressentir jusqu’à la finesse de son grain de peau me
caresser la paume en cadence. Elle disait que ressentir les choses était
une force et non une faiblesse. Elle disait que ceux qui pensaient
l’inverse n’étaient que de pauvres fous condamnés à vivre petit, à
penser petit, à ressentir petit et à mourir petit. Elle ajoutait avec
sérieux que rien ne valait de vivre petit. Rien de rien, mon Charles, tu comprends ?
Et je comprenais. Enfin, à ses côtés, je comprenais. Auprès d’elle,
tout devenait éblouissant et limpide. Elle avait ce formidable don de
transformer les choses les plus sombres en féerie multicolore.
Je
me souviens de ce jour, encore plus qu’un autre, sans pouvoir
m’expliquer pourquoi celui-là précisément. Ce dont je suis certain,
c’est que lorsque je baisse ma garde, c’est toujours lui qui me cueille.
Ce banal jour de printemps sans rien de particulier, à être simplement
heureux, côte à côte.
Ma
mère aimait Paris. Elle aimait y vivre, y flâner, y inventer. Nous
aimions Paris. Notre appartement modeste de la rue Stendhal situé dans
le XXème arrondissement tout près du cimetière du Père Lachaise et nos
habitudes de petit couple qui amusaient les commerçants du quartier.
Nous avions choisi de nous y installer lorsque nous avions compris que
mon père ne reviendrait pas. Il nous avait fallu, à elle comme à moi,
une année entière pour voir disparaitre nos dernières lueurs d’espoir.
C’est tenace l’espoir lorsque l’amour s’en mêle. Et nous, nous
l’aimions. Il était intelligent, il était beau, il était drôle. Et
surtout immensément superficiel. Un jour, un joli jupon lui a tourné la
tête et le drôle d’oiseau qu’il était s’est envolé. Comme ça, sans un au
revoir, sans une explication, sans plus donner signe de vie. Un magicien des temps modernes, tentait de me consoler ma mère en me serrant fort contre sa poitrine pour écraser ses sanglots.
Une
fois ce chagrin admis et notre existence redessinée, notre destinée
avait repris son cours. Ma mère avait une aptitude rare pour le bonheur.
Elle accueillait la vie à bras ouverts et cette dernière semblait le
lui rendre au centuple. Elle voyait toujours le bon dans le mauvais, la
trouée dans les nuages. Elle savait la fugacité des orages et la beauté
des arcs-en-ciel qui leur succédaient parfois. Elle regardait l’avenir
et s’appliquait à virevolter dans le présent. Ne regarde pas en
arrière, mon Charles, ça ne sert à rien, on ne réécrit jamais
l’histoire. Cours vers le futur et surtout, jette-toi à corps perdu dans
le présent.
Je
n’ai jamais rien su de son passé à elle. Lorsque je m’essayais à
quelques curiosités, elle les évinçait dans un sourire d’insouciance qui
sonnait faux. Je n’insistais pas. Je n’aimais pas la plonger dans
l’embarras, et puis surtout, cela lui allait si mal… Je n’avais pas de
grands-parents, ni d’oncle, ni de marraine comme tous mes camarades de
classe. Je n’avais qu’elle. Elle était toute ma vie et elle la
remplissait à la perfection.
Elle était ma princesse, mon héroïne, mon impératrice, ma muse, mon guide, mon ange gardien, mon mentor, mon pygmalion.
Une poésie percutante de Prévert, une partition audacieuse d’Haydn, un déconcertant tableau de Klimt[1], une comédie dramatique de Truffaut, un bronze subjuguant de Brâncuși[2].
Elle était ma mère.Mon champ de coquelicots, mon océan, mon abîme.
Et je sais bien qu’en la perdant, je m’y suis perdu."
[1] Gustav Klimt (1862-1918) peintre symboliste autrichien appartenant au mouvement Art nouveau.
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